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De la Palestine à la Cour Napoléon

Deux maisons en pierre taillée dans la Cour Napoléon du Louvre, au pied des pyramides de Pei. L’une, de calcaire, est claire, presque blanche sous le soleil de mai, elle est fermée, quasi hermétique, avec une fente étroite par laquelle seuls de rares élus pourraient entrer, elle est forte, dominatrice, sûre d’elle-même, interdite aux étrangers, exclusive, mais aussi défensive, assiégée, paranoïaque face à l’autre. Elle est installée ici comme un fortin colonial, comme un ‘outpost’ de forteresse, de colonie.

L’autre est sombre, en basalte, elle est ouverte à tous vents, elle exhibe les traces douloureuse de sa destruction, tout un côté n’est plus que ruines, l’autre montre une trace oblique, une blessure quasi mortelle, une fracture, un désespoir, une déroute, une catastrophe ; sur un des murs tenant encore debout subsiste une meurtrière qui me fait penser à ce musée installé dans un ancien poste de combat. Et les deux maisons se font face, l’une solide et conquérante, l’autre ébranlée, vaincue, mais luttant encore, jusqu’à la dernière pierre.

C’est que toutes deux sont faites en pierres de Palestine, l’une en pierres blanches de Jérusalem provenant de maisons détruites dans différentes villes entre la mer et le Jourdain et on sait trop combien de maisons ont été détruites là-bas depuis soixante-quatre ans, combien d’habitants ont été chassés, combien de terrains ont été confisqués, colonisés, réappropriés. Les pierres noires viennent du Golan occupé, des villages syriens occupés par Israël en 1967 et d’où les habitants furent aussi chassés. Cette confrontation, cette douleur, ces signes de catastrophe sont l’œuvre de l’artiste israélienne Michal Rovner, invitée par le Louvre (jusqu’au 24 octobre). Elle a construit ses maisons d’abord en Israël, puis en Angleterre et maintenant ici, avec une équipe de maîtres maçons juifs et arabes qui sont venus à Paris pour les bâtir à nouveau et qui, présents le soir de l’ouverture, me contaient leur histoire dans un anglais hésitant (mon arabe et mon hébreu étant encore plus hésitants). Les pierres sont numérotées, comme dans un ensemble archéologique.

À l’espace Louis Vuitton, on peut voir (jusqu’au 29 mai seulement) des photographies et des vidéos de la construction de ces maisons, nommées Makom II et Makom IV. Un film montre entre autres une très belle scène où un des maîtres maçons effeuille une marguerite avec l’artiste pour décider si on ajoute une rangée de pierres supplémentaires à la construction ou non (“Go up…Don’t go up”). Avec cette œuvre dure, conflictuelle, politique, qui amène au cœur de Paris sous nos yeux le drame de cette région, le recours aux pétales de la marguerite pour trancher est un moment de détente ; il pourrait inspirer les leaders politiques…

Michal Rovner est présente ailleurs dans le Louvre (jusqu’au 15 août). Dans les salles des Antiquités Orientales, plus précisément celles consacrées à la Palestine antique, près de la stèle commémorant la victoire de Mesha, roi de Moab sur Israël vers 800 avant J.-C., elle projette des vidéos sur des blocs de pierre : on ne sait plus ce qui est images projetées et ce qui est marques et reliefs dans la pierre même. Dans Lubnan deux formes blanches, deux silhouettes, deux femmes voilées peut-être, se rapprochent et s’éloignent, tendent la main ou montrent le poing, dans ce qui est peut-être un combat et peut-être un signe d’amitié ; quand l’une s’approche, l’autre recule : respect ? soumission ? refus ? Nul ne sait.

Dans la salle suivante, il faut trouver une petite vitrine où reposent sept Fragments, sept petits morceaux de pierre où sont projetées des personnages, des chevaux, des silhouettes rupestres immobiles ; la scène est animée par cette prolifération mouvante de petits signes, homuncules ou amibes, si caractéristiques du travail de Michal Rovner.

Enfin, les fossés médiévaux accueillent (outre une exposition de photographies d’yeux, réels ou picturaux, ingénieuse mais trop divertissante et manquant quelque peu de densité, de Mimmo Jodice) deux immenses projections murales de Michal Rovner sur les murs de la vieille forteresse royale ; l’une reprend en plus grand nombre les mêmes fantômes vêtus de blanc et leur valse-hésitation. L’autre représente un gigantesque paysage de colonnes et de pyramides, entre le Colisée et Gizeh, entre les arcades Rivoli et les pyramides Pei ; la pyramide en particulier acquiert dans cette projection sur les pierres une densité, une pesanteur inhabituelle pour qui est accoutumé à la voir légère, aérienne, toute de verre et d’acier. Dans ce paysage antique défilent des hommes, plus reconnaissables que d’ordinaire, files sans fin se pressant vers on ne sait quel destin. Est-ce l’exode des Hébreux ? Est-ce la foule des prolétaires se dirigeant vers leur dur labeur ? Est-ce une horde de réfugiés chassés de chez eux ? Ils marchent sans fin, tragiquement.

La force des œuvres de Michal Rovner est qu’elles sont en même temps directes et allusives, évocatrices et intimidantes, légères comme une image projetée contemporaine et pesantes comme des pierres archéologiques. Elles flottent entre l’antique et le présent ; nous ne pouvons y échapper.

Photos de l’auteur. Michal Rovner étant représentée par l’ADAGP, les photos de ses œuvres seront retirées du blog à la fin de l’exposition.

Que dire sur Desgrandchamps ?

Bon, Marc Desgrandchamps, ce n’est pas exactement ma tasse de thé. Mais cette exposition rétrospective au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris (jusqu’au 4 septembre) mérite une visite, ne serait-ce que pour mieux voir, tenter de mieux saisir, tenter de s’émouvoir. C’est un travail sur la nature même de la peinture, ça coule parce que la peinture coule, qui s’appuie sur des images de composition, chevaux, baigneuses, qu’on retrouve d’un tableau à l’autre. C’est un travail sur la mise à distance du réel que la peinture peut opérer, sur le voile et sur la transparence. C’est un travail sur la mollesse et la dureté, sur la structuration et sur l’indétermination, sur la rémanence et le délitement. C’est un travail de masse (un tableau par jour), qui s’impose.

Ça me laisse froid (à la différence d’un Jérémy Liron ou d’une Farah Atassi, pour rester dans des registres proches), j’ai du mal à adhérer au discours sur le témoignage de l’acte de peindre et, sans doute à tort aux yeux de ses thuriféraires (c’est un des peintres français les plus collectionnés), je suis davantage intéressé par ce qui est autour du tableau, par le fait que cette toile de ces débuts fit scandale en 1987 (trop pesante, trop beckmanienne; en haut), que telle autre toile fut inspirée par Sa Majesté des Mouches et par la guerre en Yougoslavie, que c’est la Gradiva de Jensen qui se retrouve dans cette baigneuse à la sandale légère, ou que cette femme flottante (ci-dessus) lui vint à l’esprit après un spectacle de Trisha Brown.

Les détails aussi, parfois séduisent ; ainsi dans ce grand triptyque récent, inspiré par Ampurias (endroit qui m’est cher), on distingue au fond un petit photographe (il faut le savoir, on ne sait trop ce qu’il fait, ce qu’il tient), témoin du réel au milieu de cette fiction, fournisseur de ‘documents pour artistes’.

Mais vous pourrez lire ailleurs des critiques bien plus positives : ici et , par exemple. Et, comme auparavant, impuissant, je vous invite à écrire sur lui ici.

Ballade d’amour et de mort

L’exposition sur les préraphaélites au Musée d’Orsay (jusqu’au 29 mai) mêle peinture et photographie : même si, en entrant, on voit d’abord cet ‘Enfant photographie apportant au peintre un pinceau supplémentaire’, allégorie de Oscar Gustav Rejlander bien dans l’esprit du temps (1856) , le regard actuel fait que ce sont bien plus les photographies que l’on regarde aujourd’hui avec intérêt et que les tableaux (tous curieusement présentés ici de manière plus noble, sur des panneaux rehaussés) ne subsistent pour la plupart dans l’esprit du visiteur que comme des illustrations, des contrepoints. Il en est ainsi des portraits de la beauté étrange de Jane Morris, fille de palefrenier dont Rossetti était épris, dit-on. Il commanda à John Robert Parsons des photos d’elle, dont 15 sont exposés ici, montrant éloquemment son charme déroutant, son mystère inquiétant ; à côté, le beau portrait en robe de soie bleue que Dante Gabriel Rossetti peint semble moins évocateur, moins mystérieux, plus fade,en fait.

Un peu d’amour, dans cette exposition, les histoires en filigrane du chaste Ruskin que sa femme quitta pour Millais, mais, de Lewis Carroll, rien de très sulfureux, des enfants bien sages ; le seul nu, une Ariadne de Rejlander est montré de dos, fort pudique.

La maîtresse incontestée ici est Julia Margaret Cameron dont de nombreux portraits éthérés sont montrés dans l’exposition. Voici Iago (Angelo Colarossi), beau ténébreux qu’elle photographie en gros plan, sur un fond neutre, les yeux baissés. Le portrait du même par George Frederic Watts, en couleur (bien sûr) sur un fond nuageux, en plan large est loin d’avoir l’impact méphistophélique de ce Iago.

Dans les paysages, à côté de scènes très classiques, apparaissent des compositions détachées, quasi abstraites, où la structure de l’image compte plus que le sujet représenté. Il en est ainsi, par exemple de cette paroi rocheuse à Bellinzona en Suisse, photographié par Frederic Crawley pour le compte de John Ruskin, avec ce sentiment d’étrangeté qui naît de la rencontre du reflet de la plaque du daguerréotype avec la matière même de la roche, comme doublement irréelle.

Les photographies de ciels nuageux au dessus de la mer du Colonel Stuart Wortley sont aussi des compositions audacieuses où, même si l’on distingue la ligne d’horizon explicatrice, on ne voit d’abord là que des formes sans clarté et des jeux de lumière (et Wortley peut valablement être placé à côté d’un des fameux ciels de Gustave Le Gray, qui ne lui est pas supérieur).

J’ai aussi découvert les compositions photographiques de Lady Clementina Hovarden, morte à 33 ans, zébrées de traits d’ombre qui s’imposent par-dessus les gentils personnages. C’est un exemple de plus de l’autonomie que prend alors la photographie par rapport à la peinture, de la réalisation qu’elle n’est pas un moyen, un ‘pinceau supplémentaire’, mais qu’elle existe en tant que telle comme art propre, avec sa propre esthétique, sa propre composition. Par un chemin bien différent de celui d’Atget, et avant lui, les préraphaélites parviennent à cette autonomie photographique qui ne sera dès lors plus remise en question.

L’exposition était précédemment à la National Gallery de Washington (beaucoup d’images ici . Reproductions de la photographie (Parsons) et du tableau (Rossetti)  de Jane Morris courtoisie du Musée d’Orsay

L’allumeuse

Trop-plein d’images, omniprésence des images, domination de l’appareil photographique, photographes devenus des serviteurs de l’appareil. Envahissement publicitaire, icônes féminines de désir, stimulation de la consommation. Le choc des photos plus que le poids des mots, grande misère des magazines. Attention distraite, faible pourcentage du cerveau disponible, saturation, écœurement.

Pendant des années documentation céline duval a classé des images, photos de famille trouvées, mais aussi, ce qu’on savait moins, pages de magazines (féminins sans doute) soigneusement découpées au cutter, sans bavure, sans froissure, et rangées dans des boîtes en carton par cette archiviste méthodique du réel. Collection fétichiste de vignettes de footballeurs ou de cyclistes (j’avais même une collection des généraux de la 1ère guerre mondiale, photos imprimées sur de la soie), obsession classificatrice, encyclopédique du monde comme tentative impuissante d’y mettre de l’ordre, d’y voir clair. Sa collection comprenait surtout des publicités, mais aussi des photos d’information, des femmes pour l’essentiel, de rares hommes, peu de groupes. Le rangement se faisait par thèmes visuels, plus liés à son imagination et sa fantaisie qu’à une iconographie scientifique : troncs d’arbre, langues tirées, montres, piscines, voire branleuses ou masturbatrices avec meuble.

Travail patient, épuisant et devenu dérisoire à l’heure Google : comment en sortir ? comment échapper à cette logique dévorante, envahissante, névrosante ? quel projet artistique pouvait en naître ? quel travail critique pouvait sublimer l’écœurement ? Elle a dû, un jour, se résoudre à lire la vie de Saint Rémi : « Brûle ce que tu as adoré, adore ce que tu as brûlé ». Quelle autre porte de sortie de cette spirale cancéreuse que le feu, destruction purification, renaissance, aussi ?

L’exposition ‘Les Allumeuses’ à la galerie Sémiose  comprend une dizaine de vidéos, chacune correspondant à une boîte de rangement, à une série. L’artiste brûle, une à une, les pages de magazine posées en tas sur un rebord de cheminée en briques. Après chaque image s’en révèle une autre ; des formats différents font parfois qu’on devine le motif de la prochaine feuille, plus grande que celle du dessus de la pile, et on attend impatiemment son dévoilement pour en jouir un bref instant avant qu’à son tour elle ne meure. On ne voit de l’artiste que sa main, instrument pyrolâtre et implacable du destin, on ne voit du feu que son reflet sur le papier glacé des magazines. Ainsi disparaissent un à un les téléphones, les cercles et les branleuses, dans un rituel sauvage, mais doux, presque musical : chorégraphie de la main, crépitement du feu, volètement des cendres, éclats soudains de lumière quand un papier plus combustible est la proie des flammes. La manie destructrice remplace la névrose accumulatrice, on va au bout d’une pile, pour arriver fugitivement à l’image de la brique nue, puis on repart, recommencement du phénix.

Ces femmes de papier, faites pour séduire mais déjà oubliées (qui se soucie d’une publicité de 1998) disparaissent à jamais, encore plus inatteignables, inséductibles pour toujours. Cet ensemble est une belle métaphore de la mort de l’image, de l’épuisement de l’archive, mais aussi de la vanité du collectionneur, qu’il prétende accumuler les images, les œuvres d’art ou les conquêtes.

Photos courtoisie Galerie Sémiose: Les Allumeuses 1998-2010, séries: 1 : Branleuses; 2 :Cercles; 3 : Téléphones.

Monsieur Plus (Anish Kapoor)

La première partie de l’installation d’Anish Kapoor, Leviathan, au Grand Palais pour Monumenta (jusqu’au 23 juin) en est la partie la plus étonnante, car elle englobe, elle intériorise, elle imbibe chaque parcelle de notre corps, chaque cône et chaque bâtonnet de notre rétine, chaque cellule olfactive, chaque cellule ciliée auditive. C’est un retour dans l’utérus, bien évidemment, dans une lumière rosée amniotique : symbolisme un peu lourd, peut-être, avec ces trois tunnels inaccessibles et, au sommet, cette ogive d’église.

Quand on repasse à l’extérieur, on est impressionné, mais pas surpris : adaptée aux rondeurs du Grand Palais, à sa verrière et à son immensité, c’est une installation de la même veine que celle du Turbine Hall. On ne peut pas tout voir d’un coup, bien sûr et cela entraîne une réaction amusante : je recule autant que je peux, je me colle aux parois du bâtiment pour voir mieux, ou en tout cas voir plus.

C’est bien la question que me pose cette pièce : mieux ou plus ? C’est très impressionnant, bien sûr, on ne cesse de citer le poids, la surface, de mentionner l’exploit technique, on en prend plein les mirettes, comme disait ma grand-mère. Ça, c’est le plus. Mais en sortant, j’avais envie de minimalisme, d’arte povera… Par exemple d’une mosquée en pierres dans le désert. Kapoor tente de se l’approprier, mais il est aux antipodes, quoi qu’il raconte sur le ZimZum.

Photos de l’auteur. Anish Kapoor étant représenté par l’ADAGP, les photos de son installation seront retirées du blog à la fin de l’exposition.

Arcimboldo, proto-surréaliste einsteinien

Barthes a décrit ses tableaux comme une peinture mobile, une peinture qui intègre déjà le spectateur, son déplacement, son regard ainsi inclus dans la structure même de la toile : face aux toiles d’Arcimboldo, nous devons nous déplacer, nous ne pouvons rester immobile, nous devons voir de près et de loin, l’ensemble et le détail : « Arcimboldo passe virtuellement d’une peinture newtonienne, fondée sur la fixité des objets représentés, à un art einsteinien, selon lequel le déplacement de l’observateur fait partie du statut de l’œuvre. » Et il insiste sur le lexique, les connotations qui naissent de ses toiles.

L’exposition Arcimboldo au Palazzo Reale de Milan (jusqu’au 22 mai) est avant tout une exposition historique sérieuse, mais jamais ennuyeuse, replaçant Arcimboldo dans son temps, montrant l’influence sur lui des grotesques de Léonard de Vinci et supputant l’influence que, vieillard revenu à Milan, il eut peut-être sur les bouquets du jeune Caravage, elle met l’accent sur ses rapports avec les arts décoratifs lombards, et bien d’autres sujets savants dont je ne vous parlerai guère.

Car le clou de l’exposition est une salle centrale, polygonale, où sont regroupées plusieurs versions des Saisons : les Hivers de Munich, Vienne et Paris (ci-dessus, dans cet ordre), les Printemps de Munich, Madrid et Paris, les Étés de Munich, Vienne et Paris (plus haut, dans cet ordre), et le seul Automne du Louvre. C’est une occasion unique de comparer l’évolution des toiles, car l’exposition entend démontrer que les Saisons conservées à Munich sont les plus anciennes et ont donc été peintes avant qu’Arcimboldo ne quitte Milan pour la cour des Habsbourg, avant qu’il ne subisse l’influence du baroque autrichien, alors qu’il était encore ‘purement italien’. On peut en effet percevoir une certaine rudesse dans les tableaux bavarois, par exemple dans la veste informe en bottes de paille tressée de l’Été, contrastant avec la clarté et la finesse de la série Vienne-Madrid, où le même Été porte un habit bien coupé fait de paille, et, a fortiori, avec la suprême élégance des toiles du Louvre, toutes ceintes d’une bordure de feuillage ; querelles d’experts, sans doute, mais il est amusant de s’interroger devant les toiles mêmes, de percevoir cette gradation du raffinement. À la fin de l’exposition, on trouve un tableau synthétique, les Quatre saisons en un seul visage, tableau essentiel sur le temps, la durée.

Ce sont les surréalistes qui ont véritablement redécouvert Arcimboldo, comme un ancêtre, un précurseur, et ce n’est bien sûr pas fortuit, c’est un maître du collage, du montage, de l’illusion; c’est aussi un grammairien qui joue avec un langage, avec des signes, des symboles. En fait, sa modernité est flagrante, et c’est aussi parce qu’il interroge notre rapport avec la nature, soumise ici à une vision humano-centrique du monde (c’est l’époque de bien des découvertes scientifiques, de bien des intérêts naturalistes), à notre choix de représentation, à notre domination.

Il y a aussi une série d’Éléments, un Air composé d’oiseaux, une Terre (en photo seulement ici) assemblage d’animaux sauvages, deux Eaux qui ne sont que poissons, et deux Feux dont le portrait n’est que pétards, briquets, mèches et bombes. On trouve aussi plusieurs portraits réversibles, panier de fruits ou casserole de légumes, visages à l’endroit (les légumes devenant ‘Priape Maraîcher’), un bibliothécaire fait de livres et un juriste de dossiers et de batraciens (?), avec un surprenant dodécaèdre anonyme décoré, sur chaque face, d’une double tête réversible. Manquent ici deux Flores, reproduites dans le catalogue, mais non localisées (détail ci-contre), dont la peau est faite de pétales, dont le téton est un bouton de rose (cette peau-décor m’a fait penser aux images de Nicole Tran Ba Vang).

Il y a ici deux très beaux autoportraits d’Arcimboldo, deux dessins : l’un, plus tardif (ci-contre, 1587) est un portrait arcimboldien classique où le visage, la barbe, la fraise du peintre sont faits de feuilles de papier roulées. L’autre (tout en haut, 1571/76) est saisissant : frontal, pris de près, il montre une densité, une présence forte, à la fois élégante et mélancolique. On saisit ici en un instant qu’au-delà de ses têtes grotesques, ce fut un très grand dessinateur.

Le seul bémol dans cette exposition remarquable, qu’on peut aussi bien visiter en s’amusant que ‘scientifiquement’, est, pour moi, la tête arcimboldienne géante érigée par Philip Haas devant le Musée, au pied du Duomo. On aurait pu s’en passer.

Très beau catalogue, mais seulement en italien ; je le lis lentement.

Le Paladin et les Dormeurs

La première vision, c’est cette immense montagne de sel devant la cathédrale de Milan (ce Duomo dont une maquette fut lancée à la tête de Berlusconi il y a un an et demi). Sur cette masse blanche étincelante, des chevaux noirs surgissent, se dressent ou tombent ; des barrières empêchent de s’approcher, de prendre une pincée de sel, c’était, paraît-il possible quand la même installation futmontrée à Naples (mais ici nous sommes à Milan, ville sage). Quand il pleut, des traînées blanches s’échappent et, allant vers le caniveau, laissent des traces sur le pavé.

Cette installation complète l’exposition de Mimmo Paladino au Palazzo Reale de Milan (jusqu’au 10 juillet). Il y avait aussi, pendant les trois premières semaines un avion bleu dans la galerie (commerciale) Victor-Emmanuel II, mais je suis arrivé après sa dépose. Dans la cour du Palais, quatre grands boucliers en terre cuite, chargés de symboles.

De Paladino, on connaît d’abord la signature, ce visage stylisé omniprésent et cette exposition est une bonne occasion de découvrir plus en détail son univers onirique, aux formes classiques dépouillées, ses tableaux colorés, violemment expressifs, ses compositions strictes. Les murs d’une salle sont couvertes de dessins au fusain, lignes simples de collines, de branches, de têtes humaines ou formes simplement géométriques qui convergent toutes vers un petit tableau coloré (‘Silencieusement, je me retire pour peindre une toile’). Son œuvre est parsemée de symboles religieux, immémoriaux. Cette autre installation murale (Sans titre, 2006) aligne des corps mutilés, brûlés, démantibulés, fragments de bois noirci par le feu.

De ces hommes naissent des branches mortes. C’est un art tout de silence et d’alchimie, de mélancolie et de poésie.

Dans la salle du fond, ces corps au sol, repliés comme des fœtus, sont-ils morts ? On pense aux corps de Pompéi, enveloppes vides. L’œuvre se nomme ‘Dormienti’, les dormeurs. La musique de David Monacchi, qui les entoure, laisse flotter l’attention.

J’avais vu, un peu auparavant ses autres Dormienti dans une petite ville toscane, Poggibonsi, dans une fontaine médiévale (Fonte delle Falle) : j’ai retrouvé  (à gauche) une vue originale. Aujourd’hui (à droite) dormeurs et crocodiles baignent dans une eau fétide, sale, où flottent des détritus ; quelques-uns sont cassés, renversés. Un scandale !

Photos 1, 2 & 3 de l’auteur. Photo 8 par F. Spano. Mimmo Paladino étant représenté par l’ADAGP, les photos seront ôtées du blog à la fin de l’exposition.

Les funérailles nationales de Daumier n’ont coûté que 12 francs…

…parce qu’il habitait près du cimetière. Voilà le genre d’informations essentielles que vous apprendrez en visitant l’exposition ‘Les impressionnistes’ de la Collection Clark, actuellement visible au Palazzo Reale de Milan jusqu’au 19 juin et qui sera présentée à Giverny ensuite. Comment ? Vous ne saviez pas que Daumier était impressionniste ? et aussi Toulouse-Lautrec, Gauguin, Bouguereau, Gérôme et quelques autres, tous regroupés dans cette exposition attrape-nigaud sur les impressionnistes. L’héritier des machines à coudre Singer, Sterling Clark, qui bâtit cette collection au début du XXème siècle avec son épouse française Francine (qui, fait de première importance, était plus grande que lui, vous informe-t-on sur un cartel), estimait que « les historiens d’art n’ont absolument pas l’œil pour apprécier ce qui est beau », alors que lui savait intuitivement « what is good ».

Moyennant quoi, vous avez ici un ramassis de toiles fades, sans charme, sans aspérité, des nus de Renoir à profusion, laiteux et écœurants à souhait, des paysages interchangeables, des tableaux de second ordre mais permettant d’aligner des noms prestigieux. Les salles pédagogiquement monotones se succèdent : l’impression, la lumière, la nature, le voyage, le corps, le visage, le plaisir,… À cette liste ne manque que l’ennui.

On en ressort en se disant que Durand-Ruel avait trouvé là de fameux pigeons à qui fourguer ses toiles de second choix. Deux petits plaisirs seulement : des films Gaumont sur l’Exposition Universelle (mais, hélas, triple hélas, on les a sonorisés : bruits des sabots des chevaux sur le pavé et crissement des freins du métro) et un tableau, un seul, devant lequel je me suis arrêté un peu plus longtemps, Traversant la rue, de Giovanni Boldini, peintre italien mondain et coquin établi à Paris (dont le cartel ne manque pas de nous informer qu’à 87 ans, il épousa Emilia Cardona, âgée de 30 ans). Cette grisette relevant son jupon est charmante, mais l’essentiel ici est le regard mi-grivois mi-amusé du dandy dans le cab. Une exposition sur Boldini a lieu actuellement à Côme jusqu’au 24 juillet.

Donc, à mon avis, même si certains trouveront sûrement un intérêt ‘scientifique’ à cette exposition, ne vous donnez pas la peine d’aller à Giverny, et, si vous passez par les Berkshires où se trouve le Musée Clark, allez plutôt au MassMoCA.

Pistoletto à Rome (2)

C’est une chose que d’avoir vu, parfois, ici et là, un miroir peint (ou plutôt un Tableau-Miroir) de Michelangelo Pistoletto d’un œil curieux et amusé. C’est une autre chose que de me trouver entouré de ces Tableaux-Miroirs, d’avoir ma propre image répercutée à l’infini, engagée dans des dizaines de scènes comme personnage aux côtés des autres personnages, comme participant moi aussi à la représentation et y incluant avec moi les autres visiteurs de l’exposition (au MAXXI à Rome jusqu’au 15 août).

Si vous réusissez à prendre la salle dans le bon sens (!?!), vous commencez par des toiles, portraits sévères où la figure humaine solitaire, frontale semble flotter sur un fond quasi monochrome. Soudain (en 1961) le vernis du fond du tableau devient si dense, si noir qu’il réfléchit le visage du peintre regardant sa toile, son portrait. Comme le raconte fort bien Angela Vettese dans le magnifique catalogue, l’étape suivante est de passer au miroir en inox sur lequel Pistoletto colle du papier de soie (ou du vélin) peint. Les techniques varieront au fil du temps, sérigraphie, photographie (voire même, une unique fois, en 1967, le transfert délicat d’un négatif sur gélatine dans ‘Alighierro Boetti regardant un négatif’, expérience intéressante sur la perception et la photographie même), les personnages gagneront en couleur, en véracité. Le passage en 1969 de la peinture (geste unique) à la sérigraphie et à la photographie (reproductions mécaniques) n’entraîne pas une multiplication : l’œuvre reste unique, ‘auratique’.

Cette grande salle courbe, où on doit négocier son chemin entre des panneaux en chicane ornés recto verso de tableaux-miroirs donne la sensation enivrante de naviguer au sein de cet univers d’un miroir à l’autre, d’un compagnon à l’autre. Il est seulement dommage que le musée n’autorise pas les photos (ce serait bien mieux pour restituer cette impression d’inclusion, d’appartenance, de témoignage, voire de victimisation : j’aurais voulu vous montrer ma tête au sein du Cappio) et ne fournisse pas non plus de photos de l’exposition, pour montrer comment les différents tableaux-miroirs se répondent, s’articulent, s’insèrent les uns dans les autres (le Cane con la coda giù regardant la Donna che fa la cacca, par exemple). Les photos fournies (et donc montrées ici) sont froides, sans vie, sans spectateurs, sans échos.

Après, ce sont des dizaines de rencontres dans cette continuité de l’espace, où alternent calme méditatif et mouvement furtif, durée et instantané, confrontation et interaction. En voici donc quelques expériences bien partielles, chacune avec son histoire, chacune comme un tableau vivant dans lequel nous pouvons entrer et jouer. L’œuvre tout en haut, Graziella (1971) représente la mécène et collectionneuse Graziella Lonardi Buontempo (décédée il y a quelques mois) nue, de dos. L’histoire vaut d’être contée : Graziella est la compagne du Prince Aldobrandini ; celui-ci, discutant avec Pistoletto, laisse tomber par inadvertance de son portefeuille cette photo de sa maîtresse. Pistoletto s’en empare et réalise ce tableau-miroir. Cet autre nu couché, très classique, représente la deuxième femme de Pistoletto, Maria Poppi (Maria nuda, 1967) au tout début de leur relation : Pistoletto, alors marié à Marzia Calleri, rencontre Maria en novembre 1967. La biographie murale de l’exposition raconte que le 13 décembre 1967, lors d’une performance collective à l’Université de Gênes organisée par le critique Germano Celant (qui, trois mois plus tôt, a ‘lancé’ l’Arte Povera), Pistoletto quitte la scène, va trouver sa femme Marzia assise dans le public et lui coupe les cheveux, tout en demandant à leur fille Cristina, 7 ans, de couper les cheveux de sa poupée. Ce tableau-miroir est fait quelques jours après cette rupture théâtrale.

Voici Cage (1973), qui fait près de six mètres de long : le jeune homme basané qui balaye derrière les grilles est Marco Mao’, l’assistant du photographe Paolo Mussat Sartor qui collabore alors avec Pistoletto. De quel côté des barreaux sommes-nous ? Qui est prisonnier, lui ou nous ? Le groupe de théâtre de Pistoletto se nommait le zoo…

Un des tableaux-miroirs dans lequel je me suis senti le plus impliqué, le plus invité à prendre part est cette Sacra Conversazione de 1973, avec les artistes Giovanni Anselmo, Gilberto Zorio et Giuseppe Penone, tous en jeans et veste, légèrement vus d’en haut, engagés dans une conversation qui les rend pensifs, les yeux vers le sol. Puis-je en être ? La conversation sacrée est un thème religieux du Moyen-Âge et de la Renaissance ; Pistoletto a aussi réalisé une Deposizione (1973) où le geste de la femme en mini-jupe portant le corps d’un homme en jeans, mort ou évanoui, est un geste éternel, avec, comme souvent chez lui, des personnages à demi hors cadre, hors champ, ouvrant l’espace.

Pour conclure, voici, en quelque sorte, notre image même, une visiteuse d’exposition, le catalogue à la main (Visitatrice con catalogo, 1969) : un double de moi-même auprès duquel je peux m’insérer. Comme je le disais hier, vivement la suite (de 1974 à aujourd’hui).

Photos 4 & 7 courtoisie de MAXXI.
Cage, 1973, sérigraphie sur acier inox poli, 230x580cm, collection de l’artiste. Ph. : Paolo Pellion di Persano.
Visitatrice con catalogo, vélin peint sur acier inox poli, 230x120cm, collection Pietro Valsecchi. Courtesy Sotheby’s.
Autres photos glanées ici et là. Toutes oeuvres © Michelangelo Pistoletto

Pistoletto à Rome (1)

L’exposition du travail de Michelangelo Pistoletto au musée MAXXI de Rome (jusqu’au 15 août) ne concerne que les dix-huit premières années de son travail, de 1956 à 1974, date de clôture quelque peu arbitraire : vu la qualité de l’exposition, on ne peut qu’espérer voir prochainement, là ou ailleurs, la suite, de 1974 à aujourd’hui. Cette exposition, qui fut d’abord présentée à Philadelphie, mêle intelligemment le chronologique et le thématique (raison de plus pour questionner la pertinence du choix de 1974, plutôt que 1978, par exemple). Le labyrinthe architectural de MAXXI est plein de charmes, mais il ne se prête pas toujours très bien à un parcours guidé : une grande salle est censée montrer son évolution depuis les portraits peints au vernis noir jusqu’aux portraits miroirs (dont je parlerai demain), hélas rien n’indique au visiteur le début du parcours, les deux entrées de la salle étant au fond (et donc à la fin) et au milieu, d’où un flottement désagréable avant de pouvoir saisir l’intelligence du parcours. Mon autre critique, elle aussi liée à l’architecture, est que les films sur Pistoletto sont projetés au sein de l’exposition (et non dans l’auditorium) sur des écrans très en hauteur et sans aucun recul : torticolis inclus dans le prix du billet ! Je ne pourrai donc guère vous parler de ses performances et du groupe de théâtre Lo Zoo, faute d’avoir eu la patience de regarder ces films ainsi.

La première partie de l’exposition, consacrée aux Objets en moins, aux Chiffons et aux Lumières et Réflexions, montre bien la singularité de Pistoletto par rapport à l’Arte Povera, que bon nombre de ses œuvres précèdent et annoncent avant 1967. Certes, les colonnes sont en ciment, le rostre en métal peint et les barricades en chiffons colorés (Monumentino), les tableaux sont tordus ou bien brisés en morceaux au fond d’un puits de carton, la vierge médiévale en bois a été ‘contemporanéisée’ dans une boîte de plexiglas orangé et la rose est un bouquet de carton ondulé brûlé (Rosa bruciata).

Mais il y a aussi souvent une dimension performative, une intervention humaine essentielle : la mappemonde est une boule de papier journal compressé que l’artiste a poussé à travers les rues de Turin, et les oreilles de Jasper Johns n’ont pas pu tenir dans le tirage photographique et sont donc montrées à part. Une pierre miliaire datée 1967, qui fut présentée seule en galerie avec une invite à de jeunes artistes est ici comme un marqueur temporel et spatial essentiel, symbole de ralliement et de générosité.

Au milieu du quatuor aux chiffons où des bouilloires sifflent de concert tous les jours à midi et à 17h, la Vénus aux chiffons est emblématique de son travail : dans une tension entre classique et contemporain, entre statique et dynamique, entre individu et masse, les chiffons confrontés au marbre introduisent un élément de désordre de mouvement de saleté (toute relative : comme chez Boltanski, tous ces chiffons trop propres sortent de la machine à laver), d’envahissement, comme des barbares s’attaquant à notre histoire, des immigrants débarquant sur nos côtes, des modernes balayant notre classicisme, des vivants dévorant une de nos figures mortes.

Toutes œuvres © Michelangelo Pistoletto. Photos courtoisie du MAXXI.
Monumentino, 1968; chiffons, briques et chaussure; 94x45x22cm. Collection privée. Ph. Paolo Bressano.
Rosa Bruciata, 1965 ; carton ondulé et peinture à la bombe, 140x140x100cm. Cittadellarte Fondazione Pistoletto Biella. Ph. Paolo Bressano.
Mappamondo, 1966-68; journaux et fils métalliques; diamètre 180cm, diamètre de la boule de journaux 100cm. Collection Lia Rumma. Ph. Mimmo Jodice.
Pietra miliare, 1967; pierre peinte et mica, 80x40cm. Cittadellarte Fondazione Pistoletto Biella. Ph. Paolo Mussat Sartor.
Venere degli Stracci, 1967; marbre et chiffons. Cittadellarte Fondazione Pistoletto Biella. Ph. Paolo Pellion di Persano.